Comme tous ces peuples entraient pêle-mêle dans lEmpire, ils sincommodaient réciproquement, et toute la politique de ces temps-là fut de les armer les uns contre les autres ; ce qui était aisé, à cause de leur férocité et de leur avarice. Ils sentre-détruisirent pour la plupart avant davoir pu sétablir, et cela fit que lempire dOrient subsista encore du temps.
Dailleurs, le Nord sépuisa lui-même, et lon nen vit plus sortir ces armées innombrables qui parurent dabord : car, après les premières invasions des Goths et des Huns, surtout depuis la mort dAttila, ceux-ci et les peuples qui les suivirent attaquèrent avec moins de forces.
Lorsque ces nations, qui sétaient assemblées en corps darmée, se furent dispersées en peuples, elles saffaiblirent beaucoup : répandues dans les divers lieux de leurs conquêtes, elles furent elles-mêmes exposées aux invasions.
Ce fut dans ces circonstances que Justinien entreprit de reconquérir lAfrique et lItalie et fit ce que nos Français exécutèrent aussi heureusement contre les Visigoths, les Bourguignons, les Lombards et les Sarrasins.
Lorsque la Religion chrétienne fut apportée aux barbares, la secte arienne était en quelque façon dominante dans lEmpire. Valens leur envoya des prêtres ariens, qui furent leurs premiers apôtres. Or, dans lintervalle quil y eut entre leur conversion et leur établissement, cette secte fut en quelque façon détruite chez les Romains. Les barbares ariens, ayant trouvé tout le pays orthodoxe, nen purent jamais gagner laffection, et il fut facile aux empereurs de les troubler.
Dailleurs, ces barbares, dont lart et le génie nétaient guère dattaquer les villes et encore moins de les défendre, en laissèrent tomber les murailles en ruine. Procope nous apprend que Bélisaire trouva celles dItalie en cet état. Celles dAfrique avaient été démantelées par Genséric[1], comme celles dEspagne le furent dans la suite par Vitisa[2], dans lidée de sassurer de ses habitants.
La plupart de ces peuples du Nord, établis dans les pays du Midi, en prirent dabord la mollesse et devinrent incapables des fatigues de la guerre[3]. Les Vandales languissaient dans la volupté : une table délicate, des habits efféminés, des bains, la musique, la danse, les jardins, les théâtres, leur étaient devenus nécessaires.
Ils ne donnaient plus dinquiétude aux Romains[4], dit Malchus[5], depuis quils avaient cessé dentretenir les armées que Genséric tenait toujours prêtes, avec lesquelles il prévenait ses ennemis et étonnait tout le monde par la facilité de ses entreprises.
La cavalerie des Romains était très exercée à tirer de larc ; mais celle des Goths et des Vandales ne se servait que de lépée et de la lance, et ne pouvait combattre de loin[6]. Cest à cette différence que Bélisaire attribuait une partie de ses succès.
Les Romains, surtout sous Justinien, tirèrent de grands services des Huns, peuples dont étaient sortis les Parthes, et qui combattaient comme eux. Depuis quils eurent perdu leur puissance par la défaite dAttila et les divisions que le grand nombre de ses enfants fit naître, ils servirent les Romains en qualité dauxiliaires, et ils formèrent leur meilleure cavalerie.
Toutes ces nations barbares se distinguaient chacune par leur manière particulière de combattre et de sarmer[7]. Les Goths et les Vandales étaient redoutables lépée à la main ; les Huns étaient des archers admirables ; les Suèves, de bons hommes dinfanterie ; les Alains étaient pesamment armés ; et les Hérules étaient une troupe légère. Les Romains prenaient dans toutes ces nations les divers corps de troupes qui convenaient à leurs desseins, et combattaient contre une seule avec les avantages de toutes les autres.
Il est singulier que les nations les plus faibles aient été celles qui firent de plus grands établissements. On se tromperait beaucoup si lon jugeait de leurs forces par leurs conquêtes. Dans cette longue suite dincursions, les peuples barbares ou plutôt les essaims sortis deux détruisaient ou étaient détruits ; tout dépendait des circonstances, et, pendant quune grande nation était combattue ou arrêtée, une troupe daventuriers qui trouvaient un pays ouvert y faisaient des ravages effroyables. Les Goths, que le désavantage de leurs armes fit fuir devant tant de nations, sétablirent en Italie, en Gaule et en Espagne. Les Vandales, quittant lEspagne par faiblesse, passèrent en Afrique, où ils fondèrent un grand empire.
Justinien ne put équiper contre les Vandales que cinquante vaisseaux ; et, quand Bélisaire débarqua, il navait que cinq mille soldats[8]. Cétait une entreprise bien hardie, et Léon, qui avait autrefois envoyé contre eux une flotte composée de tous les vaisseaux de lOrient, sur laquelle il avait cent mille hommes, navait pas conquis lAfrique et avait pensé perdre lEmpire.
Ces grandes flottes, non plus que les grandes armées de terre, nont guère jamais réussi. Comme elles épuisent un État si lexpédition est longue, ou que quelque malheur leur arrive, elles ne peuvent être secourues ni réparées ; si une partie se perd, ce qui reste nest rien, parce que les vaisseaux de guerre, ceux de transport, la cavalerie, linfanterie, les munitions, enfin, les diverses parties dépendent du tout ensemble. La lenteur de lentreprise fait quon trouve toujours des ennemis préparés. Outre quil est rare que lexpédition se fasse jamais dans une saison commode, on tombe dans le temps des orages, tant de choses nétant presque jamais prêtes que quelques mois plus tard quon ne se létait promis.
Bélisaire envahit lAfrique, et ce qui lui servit beaucoup, cest quil tira de Sicile une grande quantité de provisions, en conséquence dun traité fait avec Amalasonte, reine des Goths. Lorsquil fut envoyé pour attaquer lItalie, voyant que les Goths tiraient leur subsistance de la Sicile, il commença par la conquérir ; il affama ses ennemis et se trouva dans labondance de toutes choses.
Bélisaire prit Carthage, Rome et Ravenne, et envoya les rois des Goths et des Vandales captifs à Constantinople, où lon vit après tant de temps les anciens triomphes renouvelés[9].
On peut trouver dans les qualités de ce grand homme[10] les principales causes de ses succès. Avec un général qui avait toutes les maximes des premiers Romains, il se forma une armée telle que les anciennes armées romaines.
Les grandes vertus se cachent ou se perdent ordinairement dans la servitude ; mais le gouvernement tyrannique de Justinien ne put opprimer la grandeur de cette âme, ni la supériorité de ce génie.
Leunuque Narsès fut encore donné à ce règne pour le rendre illustre. Élevé dans le Palais, il avait plus la confiance de lempereur : car les princes regardent toujours leurs courtisans comme leurs plus fidèles sujets.
Mais la mauvaise conduite de Justinien, ses profusions, ses vexations, ses rapines, sa fureur de bâtir, de changer, de réformer, son inconstance dans ses desseins, un règne dur et faible, devenu plus incommode par une longue vieillesse, furent des malheurs réels, mêlés à des succès inutiles et une gloire vaine.
Ces conquêtes, qui avaient pour cause, non la force de lEmpire, mais de certaines circonstances particulières, perdirent tout : pendant quon y occupait les armées, de nouveaux peuples passèrent le Danube, désolèrent lIllyrie, la Macédoine et la Grèce, et les Perses, dans quatre invasions, firent à lOrient des plaies incurables[11].
Plus ces conquêtes furent rapides, moins elles eurent un établissement solide : lItalie et lAfrique furent à peine conquises quil fallut les reconquérir.
Justinien avait pris sur le théâtre une femme qui sy était longtemps prostituée[12]. Elle le gouverna avec un empire qui na point dexemple dans les histoires, et, mettant sans cesse dans les affaires les passions et les fantaisies de son sexe, elle corrompit les victoires et les succès les plus heureux.
En Orient, on a de tout temps multiplié lusage des femmes, pour leur ôter lascendant prodigieux quelles ont sur nous dans ces climats. Mais, à Constantinople, la loi dune seule femme donna à ce sexe lempire ; ce qui mit quelquefois de la faiblesse dans le gouvernement.
Le peuple de Constantinople était de tout temps divisé en deux factions : celle des bleus et celle des verts. Elles tiraient leur origine de laffection que lon prend dans les théâtres pour de certains acteurs plutôt que pour dautres : dans les jeux du cirque, les chariots dont les cochers étaient habillés de vert disputaient le prix à ceux qui étaient habillés de bleu, et chacun y prenait intérêt jusquà la fureur.
Ces deux factions, répandues dans toutes les villes de lEmpire, étaient plus ou moins furieuses à proportion de la grandeur des villes, cest-à-dire de loisiveté dune grande partie du peuple.
Mais les divisions, toujours nécessaires dans un gouvernement républicain pour le maintenir, ne pouvaient être que fatales à celui des empereurs, parce quelles ne produisaient que le changement du Souverain, et non le rétablissement des lois et la cessation des abus.
Justinien, qui favorisa les bleus et refusa toute justice aux verts[13], aigrit les deux factions et, par conséquent, les fortifia.
Elles allèrent jusquà anéantir lautorité des magistrats : les bleus ne craignaient point les lois, parce que lempereur les protégeait contre elles ; les verts cessèrent de les respecter, parce quelles ne pouvaient plus les défendre[14].
Tous les liens damitié, de parenté, de devoir, de reconnaissance, furent ôtés : les familles sentre-détruisirent ; tout scélérat qui voulut faire un crime fut de la faction des bleus ; tout homme qui fut volé ou assassiné fut de celle des verts.
Un gouvernement si peu sensé était encore plus cruel : lempereur, non content de faire à ses sujets une injustice générale en les accablant dimpôts excessifs, les désolait par toutes sortes de tyrannies dans leurs affaires particulières.
Je ne serais point naturellement porté à croire tout ce que Procope nous dit là-dessus dans son Histoire secrète, parce que les éloges magnifiques quil a faits de ce prince dans ses autres ouvrages affaiblissent son témoignage dans celui-ci, où il nous le dépeint comme le plus stupide et le plus cruel des tyrans.
Mais javoue que deux choses font que je suis pour lHistoire secrète : la première, cest quelle est mieux liée avec létonnante faiblesse où se trouva cet empire à la fin de ce règne et dans les suivants.
Lautre est un monument qui existe encore parmi nous : ce sont les lois de cet empereur, où lon voit, dans le cours de quelques années, la jurisprudence varier davantage quelle na fait dans les trois cents dernières années de notre monarchie.
Ces variations sont la plupart sur des choses de si petite importance[15] quon ne voit aucune raison qui eût dû porter un législateur à les faire, à moins quon nexplique ceci par lHistoire secrète, et quon ne dise que ce prince vendait également ses jugements et ses lois.
Mais ce qui fit le plus de tort à létat politique du gouvernement fut le projet quil conçut de réduire tous les hommes à une même opinion sur les matières de religion, dans des circonstances qui rendaient son zèle entièrement indiscret.
Comme les anciens Romains fortifièrent leur empire en y laissant toute sorte de culte, dans la suite on le réduisit à rien en coupant, lune après lautre, les sectes qui ne dominaient pas.
Ces sectes étaient des nations entières. Les unes, après quelles avaient été conquises par les Romains, avaient conservé leur ancienne religion, comme les Samaritains et les Juifs. Les autres sétaient répandues dans un pays, comme les sectateurs de Montan dans la Phrygie ; les Manichéens, les Sabatiens, les Ariens, dans dautres provinces. Outre quune grande partie des gens de la campagne étaient encore idolâtres et entêtés dune religion grossière comme eux-mêmes.
Justinien, qui détruisit ces sectes par lépée ou par ses lois, et qui, les obligeant à se révolter, sobligea à les exterminer, rendit incultes plusieurs provinces : il crut avoir augmenté le nombre des fidèles ; il navait fait que diminuer celui des hommes.
Procope nous apprend que, par la destruction des Samaritains, la Palestine devint déserte, et ce qui rend ce fait singulier, cest quon affaiblit lEmpire, par zèle pour la Religion, du côté par où, quelques règnes après, les Arabes pénétrèrent pour la détruire.
Ce quil y avait de désespérant, cest que, pendant que lempereur portait si loin lintolérance, il ne convenait pas lui-même avec lImpératrice sur les points les plus essentiels : il suivait le concile de Chalcédoine, et lImpératrice favorisait ceux qui y étaient opposés, soit quils fussent de bonne foi, dit Évagre, soit quils le fissent à dessein[16].
Lorsquon lit Procope sur les édifices de Justinien, et quon voit les places et les forts que ce prince fit élever partout, il vient toujours dans lesprit une idée, mais bien fausse, dun État florissant.
Dabord, les Romains navaient point de places : ils mettaient toute leur confiance dans leurs armées, quils plaçaient le long des fleuves, où ils élevaient des tours de distance en distance, pour loger les soldats.
Mais, lorsquon neut plus que de mauvaises armées, que souvent même on nen eut point du tout, la frontière ne défendant plus lintérieur, il fallut le fortifier, et alors on eut plus de places et moins de forces, plus de retraites et moins de sûreté[17]. La campagne, nétant plus habitable quautour des places fortes, on en bâtit de toutes parts. Il en était comme de la France du temps des Normands[18], qui na jamais été si faible que lorsque tous ses villages étaient entourés de murs.
Ainsi toutes ces listes de noms des forts que Justinien fit bâtir, dont Procope couvre des pages entières, ne sont que des monuments de la faiblesse de lEmpire.